Quand un voyage au bout du monde, me transporte dans un voyage inattendu au plus profond de moi-même
Jeanne Bernard
Le voyage, est une de mes passions. Découvrir de nouveaux lieux, de nouvelles cultures sont un tel enrichissement que très jeune j’ai décidé de traverser des océans. Il y a 20 longues années, jeune infirmière diplômée je décide de partir loin, très loin de l’hémisphère nord. Je m’envole pour la Polynésie française et plus spécifiquement pour Tahiti.
C’était il y a 20 ans, 3 ans avant que je n’arrête de fumer
J’ai à peine posé ces premiers mots que déjà, l’émotion m’envahit. Mes yeux s’humidifient, ma gorge se noue et j’ai envie de pleurer. A vrai dire, au souvenir que je décide de partager avec vous aujourd’hui, se mêle en moi beaucoup d’émotions. Et la première est la tristesse. En effet, cette terre maorie me manque au point que mon corps, tout comme mon esprit réclame à cor et à cris d’y retourner. J’ ai vécu dans ces îles, 2 années tatouées à jamais en moi.
En l’an 2000, c’est avec un diplôme d’infirmière obtenu 1 mois avant que je débarque au CHT de Mamao dans le service de pneumologie. Ma mémoire se restructure avec l’écriture et alors je me souviens de la chambre de ce patient. Au rez-de-chaussée sur l’aile gauche du bâtiment. Ce détail m’aide à resituer l’évènement à environ 7 mois après mon arrivée. En effet le service a déménagé après avoir été situé au premier étage.
Tout s’emmêle et s’entrecroise
Et finalement je ne suis plus vraiment sûre. Mais peu importe quoi qu’il arrive j’ai moins de 1 an de pratique du métier (en dehors de mes 3 années de stage bien sûr !).
Je me souviens aussi de l’équipe avec qui je travaillais. Et me voilà à nouveau submergé par une émotion, le bonheur. Je suis comme portée par une vague d’amour. Mon cœur gonfle et se diffuse en moi une douce chaleur qui m’enveloppe des pieds à la tête. J’ai juste envie de poser ma tête sur une épaule et de m’assoupir. Je me souviens de ces repas du week-end dans le service, du partage et du soutien dans le travail. Des fous rires, des câlins, des accolades, de la bonne humeur. Patricia est mon repère, ma bouée. Infirmière tahitienne chevronnée elle m’a pris sous son aile et c’est grâce à elle que très vite je suis devenue efficace et compétente.
Moi la « popa », je ne me sens pas étrangère. D’ailleurs souvent on me prend pour une « demi ». Il faut dire que je me sens chez moi, c’est comme si j’appartenais à ces lieux. Ensemble nous travaillons, nous mangeons (j’ai pris plus de 12 kilos en deux ans 😉), et nous fumons. Café et cigarette nous accompagnent sur nos journées de 12 heures de travail. Cela nous détend et puis nous partageons ces moments de pause méritées car les journées sont bien remplies.
La chambre 440
C’est une chambre seule. Celle que l’on réserve aux patients sévères. Depuis 3 jours s’y trouve un homme de 45 ans en phase terminale d’un cancer du poumon. Cachectique, fatigué, il souffre. Il est sur mon « secteur ».
Une chance depuis qu’il est entré, le service est calme. Ce qui signifie que nous avons du temps pour prendre soin de nos patients. Prendre soin pour moi cela signifie passer du temps de relation en plus des traitements prescrits pour leur pathologie. Mais je ne m’attendais pas au cadeau qu’il allait me faire. Et voilà les larmes qui montent, la gorge qui se noue …
L’heure du repas
Juin 2020, je pleure, je sanglote, les larmes coulent sur mon visage en écrivant ces mots.
Je passe dans la chambre pour savoir si tout va bien. Son plateau-repas est sur sa table roulante. Vous savez cette table que l’on monte et l’on descend afin de pouvoir l’adapter à la hauteur du lit ou du fauteuil et qui se glisse un peu partout. Sa famille est présente à son chevet depuis le début. Ils ne le quittent pas ou rarement.
Ils me disent qu’il ne veut pas manger. Il est somnolent. Alors, ils me demandent s’ils peuvent aller faire un tour dehors pour manger quelque chose et si j’accepte de rester avec lui pendant ce temps.
Bien sûr ! allez faire un tour, je suis là.
Alors j’approche le fauteuil de son lit. Je lui prends la main doucement. Il est très faible et à travers ce geste je lui fais sentir ma présence et je lui parle doucement. Je lui explique que ses proches sont sortis pour manger et que bientôt, ils vont revenir. Et qu’en attendant je reste avec lui.
Je n’étais pas prête
Et alors c’est comme si cela avait été un signal pour lui. Il a ouvert les yeux, il m’a regardé. Il a dit « putain de cigarette » et la vie a quitté son corps. Je ne me souviens pas trop de la suite. J’ai fonctionné en mode automatique sous le choc. Car ses derniers mots résonnaient dans ma tête et m’ont renvoyé à mon statut de fumeuse.
La famille est revenue peu de temps après, ils se sont effondrés. Mais surtout ils étaient sous le choc de l’incompréhension. Pourquoi a-t-il décidé de partir dans la seule demi-heure qu’ils se sont octroyés ? Et moi de me dire pourquoi moi ? Pourquoi a-t-il décidé de mourir en ma présence, plutôt qu’avec celle de ses proches ? Je les rassure, je leur dis qu’il est parti tranquillement … À quoi bon en rajouter à leur douleur de la perte. Je ne dis rien. Mais ses mots tournent en boucle dans ma tête et je n’en saisis pas la profondeur dans l’instant.
Je questionne Patricia. Elle m’explique que cela arrive. Il ne voulait pas imposer ce départ à sa famille alors il m’a choisi. Elle me dit que j’ai su lui offrir cet espace de liberté. À elle, je parle des mots qu’il a prononcés avant de mourir. Je perçois qu’ils la touche. Silence. Nous restons en présence. Cela me fait du bien. Viens allons prendre un café …. et une cigarette. Mais elle dira juste café et nous fumerons.
Un choc, une décision
En pneumologie nous avions souvent des décès mais jamais aucun ne m’a percuté de la sorte. Ce passage de la vie à la mort que j’ai vécu avec cet homme fut un déclencheur avec une prise de conscience brutale : je refuse de mourir de cette manière-là. D’abord la souffrance du corps, mais surtout la souffrance de l’esprit. Quitter la vie avec ces mots. Et faire le choix d’une inconnue pour quitter la vie. À cet instant cela me paraît impensable.
Mais à ce moment-là, je suis incapable d’arrêter de fumer et je le sais. Alors je décide que cela doit devenir un objectif. Arrêter le tabac, avant tout pour ma santé donc ma vie et puis surtout pour me libérer de la prison cigarette. Je fumais entre 1 et 2 paquets par jour …
À partir de ce jour, à chaque fois que je fumais je me projetais. Un jour je vais arrêter définitivement. Donc je dois être sure de mon choix, ancrer en moi le pourquoi de cette décision pour ne jamais revenir en arrière. Trouver une stratégie qui puisse me convenir… Il m’aura fallu un deuxième déclencheur pour faire le pas de plus. Mon désir de donner la vie.
20 ans après
Cet homme m’a fait un cadeau inestimable. Il m’a fait confiance, il m’a offert de quitter la vie en ma présence. Pendant des années je lui en ai voulu. Aujourd’hui, je lui suis profondément reconnaissante. Il m’a ouvert une porte sur moi-même. Et en tant que soignante cela me montre que j’ai su lui offrir un espace dans la relation.
Il m’a offert aussi une prise de conscience accélérée qui a été le début d’un cheminement qui n’a plus jamais cessé. Et je le remercie du fond de mon cœur car 20 ans après je suis libre. Et surtout je suis allée plus loin. L’arrêt de la cigarette fut une étape sur le chemin de guérison de mon corps et de mon esprit.
Une bouteille à la mer
Si par la plus belle des synchronicités, cet texte était lu par des personnes ayant travaillé en pneumologie ou en gastroentérologie à Mamao juin 2000 et 2002, faites-moi signe.
Jeanne Bernard ❤️
Texte terriblement émouvant !
Merci pour ce beau partage qui tient aux tripes,comme on dit.
MERCI
Merci Alice ❤️